Le rêve a pris corps

Le rêve a pris corps au sein d’une Gracquie enchanteresse lors d’une rencontre un 1er septembre. La silhouette de Julien Gracq sur son balcon, telle une figure de proue sur son vaisseau Argol, fut ma première vision. Intemporel, universel, âpre citadelle. Il s’est appuyé les deux bras sur la balustrade, l’œil brun pétillant, il a photographié la fleur blanche dans mes cheveux, signe onirique en écho à son monocle blanc d’antan. Il a posé une seule question : « Pourquoi venez-vous ? » J’avais pris le risque d’aller le voir sans rendez-vous, acte de confiance injustifiable, je l’accorde. Je venais le consulter comme on rend visite à un sage, un homme debout qui, parce qu’il n’a pas craint de se faire face, ensoleille, élève notre « ré-alité ». Julien Gracq et une psychanalyste, quoi de plus incongru !

Justement, a-t-il accompli ses rêves a été une de mes premières questions.

« Le rêve s’évapore comme la rosée.

– Splendide métaphore. Mais au-delà du rêve nocturne, avez-vous accompli vos souhaits ?

– Oui, je n’ai aucun regret, mais le terme regroupe trois réalités différentes : le rêve nocturne, le rêve éveillé et la rêverie.

– L’espérance, je crois, est la passerelle entre les trois. »

« Rien de commun » est la devise de Corti. Hors du commun et au cœur de l’homme, pourrait être celle de Gracq, en observation, à l’écoute, prompt à l’éclat. Plume et verbe d’une fluidité acérée, d’une limpidité ciselée. Et ravissement de l’entendre si curieux, ouvert, sensible à l’humain.

« Sans doute mes propos sont-ils surprenants, mais j’ai toujours douté de l’aspect curatif de la psychanalyse, assène-t-il.

– C’est une question qu’il faut se poser. Le problème n’est pas tant la psychanalyse que les psychanalystes. Et du lien qui s’établit ressort un bien-être ou non.

– La psychanalyse a beaucoup apporté à la littérature.

– Toutes deux sont de ces espaces rares permettant de retrouver une sagesse philosophique ne se soumettant pas au rationnement de la raison.

– L’homme n’a pas tellement évolué et il reste surtout sur des comportements agressifs et reptiliens de défense du territoire. Le terrorisme m’étonne, notre monde n’est pas plus tranquille ou plus civilisé qu’autrefois. »

Au cours de nos entretiens, j’ai pu lui parler de la création comme un lait nourrissant transmis par nos prédécesseurs, au travers d’une connaissance immémorielle et perpétuelle dont on se délecte en buvant le calice de la vie. Et rendre hommage à ce substrat invisible, qui nous amène à nous dépasser dans une quête. Mes présents le surprennent, je ne sais toujours si c’est agréablement. Chacun sait le stress relatif à l’offrande.

Parfois, je sus ce que passer un mauvais quart d’heure signifie véritablement, l’atmosphère chaleureuse devenue soudain glaçante. Puis, tel un iceberg frôlé, distancé, le lien s’est resserré, plus ludique, plus souple. Dans ces instants où le temps semble peser, s’étirer, s’amenuiser jusqu’à ne plus tenir qu’à un fil, je dus le retendre telle Schéhérazade invoquant les fées de l’élocution et de l’auto- dérision. Et pour tenter de le distraire de sa circonspection, lui narrer une légende, des récits de voyage, l’aventureuse quête de l’homme dans sa compréhension de la vie.

Pour moi, les secrets du langage percés à jour ne livreraient en aucun cas ceux de la poésie. Il y a un demi-siècle maintenant qu’on s’est avisé qu’elle ne dépendait d’aucun support sélectif…
Les Eaux étroites

Lors d’évocations de ce qu’il a écrit sur le rêve centon et le grand rêve, je lui confie que sa classification me paraît parfaitement justifiée. Le rêve centon serait l’émanation de la carcasse de l’homme et le reflet de ses souhaits, de ses soucis quotidiens, de ses besoins vitaux, et par opposition, le grand rêve émanerait d’un ailleurs que j’imagine être notre besace, notre partie spirituelle.

Il m’interrompt pour dire : « Notre double, comme les Égyptiens. »

Je le cite : « La promesse d’immortalité faite à l’homme, dans la très faible mesure où il m’est possible d’y ajouter foi, tient moins, en ce qui me concerne, à la croyance qu’il ne retournera pas tout entier à la terre qu’à la persuasion instinctive où je suis qu’il n’en est jamais tout à fait sorti. »

– Cette formule signifie qu’on ne peut dissocier l’homme de la nature, de l’endroit où il est. L’homme se coupant de plus en plus de la nature va à sa perte.

« Je ne crains pas la mort… »

Lors de cet entretien, nous étions plus près de la fenêtre et j’avais apporté deux de ses ouvrages dont Les eaux étroites pour lesquelles j’ai une affection particulière. Il était émouvant de lui en lire les passages que j’aimais, en particulier celui de la Vierge au lapin.

« Une impression si distincte de réchauffement et de réconfort […] l’image d’une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain passage obscur. »

– Je ne crains pas la mort. Pour moi, je l’imagine comme lorsqu’on perd connaissance ou lorsqu’on est opéré, on est endormi. Avez-vous déjà été opérée ? – J’acquiesce – Alors, continue-t-il, j’imagine cela ainsi et je n’ai pas de regret. Je n’imagine rien après, sans penser qu’il n’y ait rien obligatoirement, mais je n’imagine rien.

– Comment expliquer qu’un être humain, à travers le songe, la télépathie, puisse rêver de quelqu’un d’autre – ou d’événements – dont il n’a aucune connaissance s’il n’a pas en lui cette part d’immatériel, puisque rien ne le rattache à ces objets et que pourtant, il en détient une traduction quasi exacte ? Je crois que cette part nous l’emportons avec nous lorsque nous repartons.

– Peut-être, sans doute, me répond-il. Je peux préciser que je ne suis pas athée, mais agnostique et en tant que tel, je ne crois pas en un ailleurs, je ne l’attends pas. Mais personne ne peut savoir en réalité. »

Aller le voir est une sorte de rendez-vous initiatique où se tisse un lien étrange entre deux êtres que tout sépare et se teinte au fur et à mesure de connivence, de confiance et de confidence. Julien Gracq a fait vibrer la lyre pour notre enchantement, mis en mouvement son talent de façon à nous ensoleiller, à nous donner contentement, « jouissement », au fil du plaisir qu’il a eu à écrire, et sa muse, souffle et soufflera cette jeunesse qui a glissé sur son corps comme son œuvre lui procurant un irrésistible parfum de sortilège en tirant les cordes de ses rêves.

Christine Herzog,     Revue 303

Article paru dans 303 n° 93, 2006

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