« J’ai été un enfant autiste »
Par Arabel | Catégorie 4-Actuel
Christophe est une exception.
Pris en charge à l’association Arabel (Saint Sébastien sur Loire) par la psychanalyste Christine Herzog.
L’un des rares autistes à pouvoir parler de son enfance, à raconter, avec ses drôles de mots, la douleur d’être dans une bulle.
Par Tessa Ivascu.
On les appelle les « enfants-forteresse », « bétonnés », « encapsulés »…
Environ trente mille autistes vivent aujourd’hui en France. Chiffres flous, et pour cause. Malgré les recherches de psychiatres et des généticiens, l’autisme demeure un mystère, difficile à distinguer d’autres troubles psychiques. Essentiellement, l’enfant autiste est incapable d’établir un contact affectif. Autosuffisant, donnant l’impression d’une silencieuse sagesse – la moitié des autistes ne parlent pas  –, il vit comme hypnotisé, dédaignant ce qui vient de l’extérieur. Toute tentative de percer la carapace de cette solitude extrême est perçue comme une douloureuse intrusion et provoque parfois des accès d’angoisse, dangereux pour lui-même et pour les autres. Mais parfois aussi, de l’intérieur de la citadelle, parvient un cri d’appel. L’ébauche d’un geste, un regard fugitif, un mot surprenant, qui redonnent soudain l’espoir aux parents.
Des parents désarmés devant l’énigme posée par leur enfant, minés par la culpabilité, ballottés d’une thérapie à l’autre, se heurtant à l’incompréhension générale… Le plus dur est de voir l’enfant grandir en se débattant entre son monde et le monde réel, souffrant et dans l’un et dans l’autre, alternant les hauts et les bas, le calcul des racines carrées et les hurlements d’animal blessé… Récemment, pour mettre un terme à cette souffrance insoutenable, une mère a choisi de tuer de ses propres mains sa fille autiste. Jugé en février de cette année, ce « geste d’amour » fut condamné par une peine symbolique, devant une foule de parents d’autistes en larmes.
Christophe, vingt-sept ans aujourd’hui, a été lui aussi l’un de ces enfants-forteresse. Fait exceptionnel, il s’en est « sorti » et peut, às façon, raconter son histoire. Pourtant, sauf quelques rares mots, il n’a pas parlé avant l’âge de quinze ans. Il a traversé l’enfance en dansant sur la pointe des pieds dans la cour de la maternelle et des écoles, le regard vide, un petit sourire figé sur les lèvres. Incapable de rire ou de pleurer, insensible aux émotions des autres, terrorisé par les miroirs, le téléphone, l’eau, paniqué à l’idée d’être touché, il pouvait cependant avoir 20 sur 20 en dictée, dévorait les livres de physique, savait par cœur toutes les capitales du monde.
Il a connu les séjours en pédopsychiatrie, l’amalgame des diagnostics, la moquerie des enfants, la méfiance des adultes. Puis, alors qu’il était adolescent, il a commencé à percer les murs de sa forteresse. Aujourd’hui, Christophe parle, conduit une voiture, travaille quelques heures par jour comme aide-cuisinier. Pourtant, les murs ne sont pas tous tombés. Christophe reste un autiste, dépendant de ses parents, qui ont consacré leur vie à sa métamorphose. Les intempéries l’agressent encore et, parfois, il part le matin pour se retrouver le soir dans une ville inconnue, ne demandant jamais sa route puisqu’il n’aime pas poser des questions, et ne pensant pas à prévenir ses parents affolés, puisque le téléphone reste un objet inquiétant…
Nous l’avons rencontré un jour de printemps. Il nous attendait sagement à la gare de sa petite ville. Quelques minutes lui furent nécessaires pour chausser ses lunettes, qu’il aime beaucoup, et pour démarrer la voiture. Arrivés chez lui, il a accepté après réflexion de nous montrer sa chambre, mais pas ses objets les plus chers, ses livres, sa chaîne, ses BD, tous soigneusement enveloppés dans des tissus. Lorsque Francine, la photographe, lui a demandé de faire un câlin à sa mère pour la photo, il a juste penché la tête ver elle. Ensuite, il nous a parlé. Lentement, en choisissant ses mots un à un, comme s’il venait de les découvrir et qu’il doutait de leur justesse. Des mots très beaux, un brin désuets, parfois crus, avec des pointes de malice dont il guettait l’effet. Les mots soudain allaient ailleurs, là où nous ne pouvions pas aller, là d’où il vient. Christophe ne raconte pas son histoire, mais des histoires, à travers lesquelles nous pouvons entrevoir sa réalité.
Nous avons aussi beaucoup ri ensemble. Oui, vraiment ensemble. A la fin, lorsque nous avons demandé une « petite » part de la tarte aux pommes que sa mère nous avait préparée, il nous a prises au mot. Il nous a coupé des parts minuscules et pour lui une part énorme, gourmandise oblige. Ensuite, le temps de tourner la tête, il avait disparu ! Peut-être pour aller dans sa chambre, lire une de ses BD. Peut-être bien qu’il nous avait déjà oubliées. Peut-être même n’avions-nous jamais été là . Peut-être avions-nous juste existé dans l’un des rêves « réjouissants » dont il aime tant parler … Incursion dans l’univers d’un être rare, dans tous les sens du mot.
« Lorsque j’avais huit ans, j’ai commencé à me souvenir de mes rêves. Et mes rêves étaient très beaux ! » Son visage s’éclaire pendant qu’il y réfléchit : « À l’époque, j’étais dans mon monde. Je m’y plaisais beaucoup, parce que ce monde me faisait rêver. Il y avait les rêves de nuit et les rêves de jour… Les rêves de nuit étaient de beaux rêves en couleur, qui me fascinaient… Je m’envolais ! Je faisais de grands voyages, je nageais et ensuite je mangeais. Des festins ! » Il rit, émerveillé : « Parfois, de simples banquets, mais délicieux ! Mais les rêves de jour… » Son visage s’assombrit : « Il étaient toujours en noir et blanc. D’ailleurs, tout ce qui me déplaisait était en noir et blanc. Les gens aussi. Ces rêves-là me rendaient angoissé. Lorsque j’étais enfant, j’avais aussi des hallucinations auditives, ces voix venues de nulle part qui criaient des choses incompréhensibles… Je savais que j’étais enfermé dans quelque chose, mais je ne savais pas s’il fallait que j’en sorte… Oui, je sais très bien ce que c’est que l’autisme. » Il récite : « L’autisme est un handicap, un repliement grave sur soi-même… Aujourd’hui, je ne suis plus vraiment autiste, mais quitter ce monde me fut très dur. Parce que dans mon monde, tout était créé par moi-même, les sons, les images. Aucune création de l’extérieur. Avant huit, dix ans, je voyais sans regarder, j’entendais sans vraiment écouter. » Il martèle les mots : « J’avais beau entendre des mots, je ne les comprenais pas ! »
Il m’observe longuement. Visiblement, il a envie de changer de sujet : « Vous avez une montre à aiguilles. Hum… Je n’apprécie pas du tout les montres à aiguilles ! Je préfère les montres plus sophistiquées. » Il me fait voir fièrement sa montre à cadran numérique : « J’apprécie le fait de voir les chiffres, surtout lorsque les secondes sont affichées avec les minutes, plus la date du jour, du mois, de l’année. » Il rit. « Non, je ne me rappelle pas le moment où j’ai appris à lire. D’ailleurs, je ne me souviens de rien avant l’âge de huit ans. C’est comme un grand vide, une amnésie. Mais je sais que la lecture m’a toujours intéressé. L’astronomie, la physique… Surtout ce qu’ils appellent l’altitude, la force gravitationnelle, la puissance atomique, leur histoire de big-bang… Savez-vous que notre étoile dégage une chaleur de cinq millions de degrés à l’extérieur et quinze millions à l’intérieur ? » Il se frotte les mains, ravi de mon ignorance.
« Toujours vers l’âge de huit ans, soudain, j’ai vu ma mère ! Et, fait étrange, je l’ai reconnue tout de suite. Un peu plus tard, j’ai pu voir aussi mon père. Ensuite, je me souviens d’un voyage dans la Creuse, chez mes grands-parents maternels. Là encore, chose curieuse, je me suis aperçu tout de suite s’il s’agissait de mes grands-parents. Un an plus tard, mon grand-père mourut. » Il sourit : « La mort ne m’a jamais fait peur. Cela m’amuse, surtout dans les films de guerre ! » Puisqu’on parle cinéma, je lui demande s’il a vu « Rain Man ». Il fronce les sourcils. « Oui, j’ai vu ce film. Il y avait là un acteur qui se faisait passer pour un autiste. Mais c’était Dustin Hoffman ! » Il rit : « D’ailleurs, il n’avait même pas le rôle principal, c’est Tom Cruise qui l’avait. Hum… Il y avait aussi une histoire d’amour. C’était visiblement du bluff ! Et puis, à la fin, l’autiste retournait à l’hôpital. Donc, tout cela ne mérite pas que je m’en souvienne ! » Nous passons donc à d’autres souvenirs. « L’école, oh, oui, je m’en souviens ! (Christophe est allé à l’école du CP jusqu’à la 5ème.) J’ai détesté les institutrices et tous ces enfants agressifs avec moi ! Je suis resté trois ans en 5ème, pas terrible ! Je voyais aussi des docteurs. Je n’en ai apprécié aucun. Quant aux doctoresses, zéro ! » Il rit : « Vers la même époque, j’ai commencé à comprendre ce que me disait ma mère, le fait que je vivais dans un monde faux. » Il redevient sombre. « J’ai dû faire des efforts surhumains pour voir la réalité en face. Le grand problème avec la réalité, c’était de savoir m’exprimer. Parce que, même si je pensais des choses intéressantes, je n’arrivais à dire que des conneries ! Ma mère m’a beaucoup aidé, mon père aussi. Ils ont beaucoup souffert, mes parents. » On évoque la mère qui a tué sa fille autiste. Il est au courant : « Oui, les parents sont toujours accusés les premiers pour les problèmes de l’enfant. » Il tape sur la table : « Aujourd’hui, si quelqu’un culpabilisait encore mes parents, je crois que je lui cracherais au visage ! Enfin, presque… »
« Vers seize ans, j’ai commencé à travailler dans un garage. Cela s’est mal passé. On m’accusait de voler des objets. En fait, c’était un ouvrier qui vendait en douce des outils pour boire ! » Il rit : « Et puis, comme à l’école, il y avait des gens qui voulaient me ridiculiser. Ils savaient ma peur du bruit, alors ils faisaient brusquement du boucan, pour rire de mes réactions. Jusqu’au jour où j’ai compris que c’était tout simple : il fallait ne pas réagir ! »
On parle de son intérêt pour la mécanique : « La mécanique et ensuite la cuisine m’ont beaucoup aidé pour mieux comprendre la réalité. Les outils, les mécanismes, j’ai tout de suite vu comment ça marchait. Mon père m’a appris à conduire quand j’étais adolescent. Conduire une voiture m’a permis de développer mon violon d’Ingres : les voyages. Je les apprécie énormément, jusqu’à me perdre. J’aime aller vers les grandes villes. Une fois, je suis parti pour Bordeaux. Arrivé à Dax … (il pouffe), il y avait des dizaines de routes qui menaient vers le Sud, même sans panneau indicateur. Je les ai toutes essayées ! » Il est ravi de son aventure.
Sa mère, qui nous a rejoints, explique sa tendance à s’égarer. Il se tourne vers elle, impatient : « Je m’égare, certes, et je ne demande jamais mon chemin. Mais parce que ça gâcherait mon plaisir ! Je veux trouver tout seul. Autrement dit, je veux me débrouiller par mes propres moyens. J’ai eu du mal à le faire, mais j’y suis arrivé ! Une autre fois, en rentrant d’Angoulême, je me suis retrouvé à La Roche-sur-Yon ! » (Il habite près de Nantes). Sa mère lui reproche de ne pas avoir téléphoné pour la rassurer : « Mais, ma chère maman, il faisait déjà nuit, je suis allé dans un hôtel, il y avait un lit, je me suis couché ! C’était la chose à faire ! D’accord, pendant longtemps, j’ai eu une peur bleue du téléphone. Disons qu’aujourd’hui, j’ai encore une petite peur bleue du téléphone. Mais que faire ? N’insistons pas là -dessus, il y a des tas de choses que je ne comprends pas encore. J’ai aussi une peur bleue des gouttes d’eau qui tombent. La pluie, oui… Pourtant, dans la salle de bains, du fait que j’y fais ma grande toilette, je n’ai pas peur. »
On essaye de parler « filles » : « Les filles… » Il réfléchit longuement. « J’ai voulu fréquenter des filles entre vingt et vingt-cinq ans. À force d’être dupé, j’ai abandonné. Les filles font de la provocation et ont les mains baladeuses. Et cela, je n’apprécie pas du tout ! Beaucoup s’imaginaient que la nudité m’excitait. » Il tape sur la table en riant : « Eh bien, elles se trompaient lourdement ! Cela ne m’excite pas du tout ! » Il reste songeur. « Je n’ai jamais eu de flirt pour de bon. J’ai eu le culot d’en chercher. En vain ! Et puis, maintenant, il y a mon amour des animaux. » Sa mère semble très surprise, parce que, pendant longtemps, il avait eu aussi une « peur bleue » des animaux. « Mais parfaitement, maman ! C’est depuis que je m’intéresse à l’écologie ! J’apprécie surtout les petits animaux, les insectes, les chauves-souris, et puis les chats et les souris. « Tom et Jerry » est ma vidéo préférée. Je continue aussi à m’intéresser à la BD, aux romans. Arsène Lupin… Je suis fasciné par ce gentleman cambrioleur. Et à la télé, « L’Homme invisible ». Toute cette science-fiction, ces histoires fantastiques me flattent. Ce n’est pas que j’y crois. Ces choses-là , c’est pour rêver. Lorsque je les lis ou je les regarde, je m’envole… Comme dans mes rêves. En ce moment, je fais des rêves très réjouissants ! » Il se frotte les mains et rougit de plaisir : « Ah, c’est trop beau ! »
Je comprends tout à fait cette mère qui a préféré tuer sa fille plutôt que de la voir souffrir encore. Nous sommes tous confrontés aux mêmes tourments : l’incompréhension de la maladie, la souffrance de l’enfant, la culpabilité, l’irresponsabilité de certains médecins, l’hostilité de l’entourage… Pendant des années, nous avons couru les hôpitaux, consulté des pédiatres, des psys… Nous n’avons obtenu que des réponses évasives ou ironiques : « Madame, aujourd’hui vous venez parce qu’il ne parle pas, demain vous viendrez parce qu’il parle trop ! » Ou bien : « Ca va s’arranger, c’est un bel enfant, en pleine forme. » Certains me disaient que c’était moi qui avais un problème, parce que mon premier enfant était mort lorsqu’il avait un an. Personne ne me parlait d’autisme. Tous voulaient le placer dans un centre, mais nous avons toujours refusé. Puisqu’ils n’étaient pas capables de nous dire ce qu’il avait, à quoi bon ? Nous l’avons donc mis à l’école comme les autres enfants. Et là , il a fait quelques progrès, grâce aussi à des enseignants compréhensifs.
« De mon côté, j’ai arrêté de travailler pour me consacrer à lui. Avec mon mari, on se relayait pour l’intéresser aux choses, lui apprendre des gestes. A un certain moment, nous nous sommes rendu compte qu’il savait lire et écrire, grâce aux BD dont il raffolait, je pense. Mais il ne parlait toujours pas, ne communiquait avec personne. Et il continuait à tourner en rond sur la pointe des pieds… Il était d’un calme absolu, à vous rendre fou. Lorsqu’un enfant ou un adulte s’approchait de lui, il se rétractait, soudain angoissé. Tout ce qui bougeait lui faisait peur, tout ce qui était inerte le faisait revivre … Les gens jasaient, persuadés qu’un enfant qui réagit ainsi ne peut être qu’un enfant battu !
« Au collège, les profs le trouvaient attachant, ils le protégeaient. Mais certains enfants se moquaient de lui, l’agressaient. En classe, il ne faisait rien comme les autres. Il était entre le singe savant et l’idiot du village. Une fois, le professeur de géographie s’est trompé de ville en désignant la capitale de la Colombie. A la surprise générale, Christophe s’est exclamé : »Non, Bogota ! » Il avait un globe dans sa chambre, il connaissait tous les pays du monde et avait mémorisé des centaines de noms de villes… Il est resté trois ans en 5ème, tournant en rond, disant des mots absurdes. Alors on a recommencé la tournée des psys. Nous avons eu des polémiques terribles, les médecins ne comprenaient pas pourquoi il allait à l’école comme les autres. Mais toujours pas un mot sur l’autisme. La famille, ce n’était pas mieux. Ils pensaient tous qu’il fallait l’enfermer, « il y a des endroits pour ça »… Nous n’étions plus conviés aux réunions familiales parce qu’il « faisait peur aux enfants » ! Harcelés de toutes parts, nous avons fini par lui faire suivre une psychothérapie. Cela a failli mal se terminer. Il s’est mis à délirer, il étouffait, il ne mangeait plus. Nous avons cru le perdre. C’est là que je suis tombée sur un livre qui parlait d’autisme. Enfin une piste ! En même temps, quel regret de ne pas l’avoir su plus tôt ! Les dégâts risquaient d’être irréparables… J’étais effondrée, mais ce n’était pas le moment de baisser les bras. Pendant quinze ans, j’avais tant lutté, il avait tant acquis…
Alors, je me suis mise au travail. Je lui parlais inlassablement, lui expliquant ce qu’il avait, lui racontant son enfance, lui confiant mes peurs, mes espoirs pour lui. Je lui écrivais aussi, tous les jours, je le massais, je le stimulais sans arrêt. J’étais persuadée qu’il fallait faire corps avec lui, accomplir le même parcours. Parfois, j’avais le sentiment de glisser dans son monde, tant j’étais imprégnée de ce qu’il vivait. De son côté, il ne lâchait pas prise, son monde le retenait encore. Qu’est-ce qu’il était puissant, ce monde ! La lutte a duré presque un an. Lentement, il s’est détendu, a commencé à m’embrasser – oui, j’ai attendu quinze ans pour recevoir un baiser de mon enfant ! – et enfin la bulle a éclaté. Tout n’était pas gagné. Au début, sans sa carapace, il était comme un écorché vif. Avant, même s’il souffrait, il avait sa part de rêve… Il nous a donc fallu faire encore des efforts monstrueux pour le libérer de sa souffrance et lui apprendre à vivre dans le bon sens. Parfois, il avait des réactions invraisemblables, il parlait mais ne disait que des âneries, s’égarait avec sa mobylette, ensuite avec la voiture… Les deux ans d’apprentissage dans un garage furent un calvaire. Entre-temps, un professeur de Paris l’avait enfin diagnostiqué comme autiste.
« Depuis, il a fait d’énormes progrès, mais même aujourd’hui, il y a des moments où ça coince. Ce qui me fait peur, c’est qu’après moi, il n’y aura personne pour prendre le relais. Mais je lui fais confiance. Christophe a fait preuve jusqu’ici d’un courage extraordinaire. C’est un être beau. Alors, je le vois bien devenir de plus en plus autonome, bien dans sa peau, et même capable d’aider les autres… »
Propos recueillis par Tessa Ivascu
« On peut toujours faire progresser un autiste. »
Marie-Dominique Amy, psychologue et psychothérapeute, spécialiste de l’autisme infantile et auteur de « Faire face à l’autisme », donne son avis sur le cas de Christophe et fait le point sur les thérapies actuelles.
Marie-Claire : On s’imagine toujours l’autiste comme un être incapable de parler, d’agir, sujet à des accès de violence… Christophe donne l’impression d’être très différent de cette image. Est-il un vrai autiste ?
Marie-Dominique Amy : Sans aucun doute. Tout son vécu interne le prouve : les trous noirs, les hallucinations auditives, la sensation d’être enfermé dans quelque chose, les images en noir et blanc, l’absence de souvenir avant un certain âge. On se fait souvent une image fausse de l’autisme. Par exemple, l’agressivité : les autistes agressifs sont minoritaires. En fait, aucun autiste ne l’est totalement, on peut souvent le sortir de ce qu’on appelle « l’autisme sévère », le faire progresser. Tout comme Christophe, beaucoup deviennent extraordinairement doués pour la mécanique, les chiffres, la mémoire des noms.
M.C. : Justement, d’où vient cet intérêt pour les mécanismes, la physique, la géographie ?
M.-D.A. : Cela s’explique par le fait que les mécanismes et les chiffres sont immuables, dépourvus d’émotions, de réactions surprenantes, donc sans danger. Or, ce qui angoisse et déroute l’autiste, c’est justement l’émotion, les sentiments, tout ce qui change.
M.C. : Ses parents ont tenu absolument à ce qu’il aille à l’école « comme tous les autres enfants… »
M.-D.A. : C’était très risqué. Mais dans son cas, compréhensible, puisque l’enfant n’avait pas bénéficié d’un diagnostic clair. Lorsque le diagnostic est fait à temps, il vaut mieux inscrire l’enfant dans les lieux d’accueil où les autistes ne sont pas mélangés à d’autres pathologies et où on a la possibilité de leur faire faire un apprentissage. Mais l’apprentissage seul n’est pas suffisant. Il faut associer l’éducation à une psychothérapie. Car il ne suffit pas d’apprendre à ces enfants à faire des choses, il faut aussi qu’ils découvrent le désir de les faire.
M.C. : Lorsqu’on entend la mère de Christophe le décrire comme un écorché vif après avoir abandonné sa « bulle », on arrive à se demander s’il faut vraiment « sortir » un autiste de son monde…
M.-D.A : Au contraire, il faut aider l’enfant à cultiver son jardin intérieur. Sinon, il risque de régresser de façon spectaculaire. Surtout lorsqu’il s’agit d’un « autiste de haut niveau » comme semble l’être Christophe, c’est-à -dire un être riche, intelligent, qui évolue bien, on ne doit pas s’acharner à démolir son univers, mais juste le mettre de plus en plus en relation avec le nôtre et maintenir une communication permanente entre les deux. La mère de Christophe semble l’avoir très bien compris.
M.C. : Est-ce que Christophe sera, un jour, un homme « comme les autres », ainsi que l’espère sa mère ?
M.-D.A. : Il est primordial que les parents croient aux progrès, qu’ils imaginent l’enfant dans un avenir positif. Je ne sais pas jusqu’où ira Christophe. Lorsqu’il s’agit d’autiste, on peut dire tout et son contraire. Personnellement, je reste persuadée que l’autiste est perfectible, ma pratique me le prouve. Par exemple, vous avez constaté vous-même que Christophe est capable de malice. Cela veut dire qu’il arrive de plus en plus à distinguer les sentiments des autres et donc les siens, à faire la différence entre la vérité et le mensonge, entre le sérieux et l’humour. N’est-ce pas, déjà , être presque « comme tout le monde ».
Propos recueillis par Tessa Ivascu
Article paru dans Marie-Claire Octobre 1996
Deux courriers ont été adressés à la rédactrice en chef de la revue Marie-Claire par le Professeur Bernard Herzog, et par Mme Christine Herzog, psychanalyste, le 9 juillet 1996. Ils sont demeurés sans réponse. Ces courriers sont consultables à l’association ARABEL à Saint Sébastien sur Loire.