Des vies (extra) ordinaires, 10ème témoignage : Anne Aymone


“La belle et le molosse”

 « À 25 ans, je me suis mariée. J’ai pris tout mon temps pour me marier et choisir mon mari. J’avais pris soin de prendre l’homme le plus brillant, le plus beau mais aussi le plus argenté possible. J’avais donc réuni toutes les conditions nécessaires pour avoir un beau mariage et une très belle maison. En réunissant tout cela, j’ai réuni tous les paramètres nécessaires pour avoir une vie infernale. Je vous passe les détails.

Comme par hasard, j’avais pris l’homme le plus irritable, le plus courroucé, le plus infect, le plus infâme du monde. Cependant, il m’a fait trois enfants. C’était un enfer indescriptible. J’ai songé à m’en séparer, à divorcer. Mais je craignais sa violence. Il me semblait devenir son esclave. J’ai pensé à tout, à le supprimer, à le faire supprimer, à le tuer de mes propres mains. J’avais en moi la haine. Comment m’en sortir ? J’avais l’orgueil de ne pas regarder. Si j’avais la haine contre lui, il me la rendait bien. Nous étions devenus un couple où la haine régnait malgré l’apparat, malgré l’apparence.

Un de mes enfants s’est cassé le tibia. J’ai choisi le plus grand médecin, et la meilleure infirmière. Malgré tout, l’état de mon enfant se délabrait. J’allais de médecin en médecin, d’infirmière en infirmière pour finir par trouver un vieux médecin repoussant et sale. Son cabinet était plus que douteux, son assistante, soi-disant infirmière, était du même acabit. Elle était en outre laide, déformée et toute recroquevillée. Et quand elle se redressait, elle était bossue. De plus, quand elle souriait, on croyait voir un singe édenté.

Mais une chose me frappa, leurs regards. Leurs regards étaient doux, chaleureux. Malgré ma stature d’orgueil et d’apparat, je me sentais comme une petite fille venant quérir quelque chose. Ils ont ausculté mon enfant. Au bout d’une ou deux heures, je n’en sais rien car j’étais restée debout par peur de salir mes vêtements en raison des chaises plutôt de type graisseuses, ils me regardèrent et me dirent : “Vous pouvez vous asseoir.” Sans rechigner, j’obéis. Et là, j’avais tout oublié. “Madame, voici nos conclusions. La fracture est remise mais il y a un abcès. C’est pour cela que votre enfant ne se remet pas. Cet abcès est important. Soit nous réussissons à le retirer totalement, soit partiellement. Partiellement il restera handicapé.” Sa jambe avait triplé de volume. Sans autre mode de considération, il prit un scalpel et ouvrit la jambe. Trois tasses de pus sortirent. Pendant un an, j’ai emmené l’enfant chez ce médecin. J’ai observé, appris que par le sourire, la douceur, ils avaient su vaincre mon orgueil et ma haine. J’étais presque devenue amoureuse de cet homme. Et lors d’un détour de conversation, l’infirmière me regarda et posa sa main sur moi. Un rayon de soleil venait de s’éclairer. C’était la première fois que l’on me regardait avec tendresse. Elle ne dit mot. La fois suivante, après les pansements, ils me dirent : “Ne soyez pas infantile, redressez-vous, puisez la force dans votre cœur.”

Abasourdie, je repartis la tête basse et six jours durant, je retournai les voir et voulus poser question. Je surpris l’infirmière à un travail très particulier. Elle préparait une pâtée. Je voulus aller la voir mais j’étais comme paralysée. Elle ouvrit une porte et un dogue apparut. Un vrai monstre. Attaché au bout d’une chaîne, il paraissait d’une férocité incroyable. Elle prit le plat, l’amena près de ce molosse. Et dès qu’elle s’approcha, j’eus peur pour elle. Pourtant, le molosse se coucha et se calma. Elle le bouscula, le soigna, lava le chenil et lui ordonna de manger sa pâtée puis elle sortit. Je la regardai et lui dis : “J’ai cru qu’il allait vous dévorer, Madame.” Elle sourit. “Ce molosse a mordu deux enfants et une femme, je viens de le prendre hier à la SPA. Il est doux comme un chiot, c’est comme les hommes, il faut savoir les prendre.” “Mais…” dis-je. Par un sourire, elle rétorqua : “Les plus sauvages, les plus haineux peuvent se calmer.” Elle rit et me laissa plantée comme une pauvre petite fille désemparée. Tout au long du chemin, je vis cette image. Au travers de cette image apparaissait mon mari. Je n’avais plus envie de l’étrangler ni de le supprimer. Trois où quatre années plus tard, je retournai les voir, les embrassai. J’avais vaincu mon molosse, j’étais moi-même. »

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