La pédophilie, l’enfant et l’injustice

Nul ne peut être insensible au drame humain dont nous avons été les spectateurs au sens strict avec la scandaleuse affaire d’Outreau. Outreau comme outrage, outrancier. Procès dont des hommes et des femmes considérés comme des bourreaux ont été les victimes. Bien sûr, je n’ai pas pu manger et j’ai pleuré en voyant aux informations ces gens déshonorés, meurtris au plus profond. N’y a-t-il rien de plus terrible pour l’être humain que cette épreuve effroyable ?

J’ai eu à traiter sept affaires de pédophilie et, lorsque l’affaire n’était pas sous prescription, pour quatre d’entre elles, donner un rapport soit pour la police soit pour la justice. Dans tous les cas, apporter soutien et réconfort à l’enfant ou l’adolescent voire leurs proches et je sais combien il faut de doigté, de logique et d’intuition pour démêler la vérité dans le respect. La cour d’assise où j’ai dû me rendre un jour pour un motif personnel comme témoin m’est revenue en pleine figure, violentée par un juge, là aussi tout jeune et incompétent. Liberté, Egalité, Fraternité… Chacun de nous peut être victime ou bourreau. Et si la mère n’avait pas avoué… Cette terrible épreuve doit ramener chacun de nous à l’humilité car n’importe qui aurait pu se trouver là, humilié, bafoué, ruiné moralement et matériellement. Résonne en moi cette phrase magnifique de Dostoïevski : «Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous et moi plus que les autres.» La parole des enfants parfois ne se fait pas entendre, d’autres fois elle charge l’adulte de maux… Dans deux cas je me suis battue sans succès pour faire reconnaître l’enfant martyrisé ou bafoué. Dans deux autres cas justice a été faite et a permis de merveilleuses éclosions.

Comment savoir jauger et non juger ?

L’histoire suivante pourra peut-être aider à discriminer une part de vérité. Une mère me consulte, très inquiète, car sa fille de trois ans, Sybil – en vacances chez ses grands-parents sur la Côte d’Azur – leur raconte que son père lui fait des piqûres dans «la zézette». Les grands-parents, d’origine bulgare, très à cheval sur la morale et sur l’éducation des enfants, en sont atterrés. Devant les assertions très précises de leur petite-fille, ils engagent une action en justice contre le père demandant d’autorité une expertise médicale à la mère. Celle-ci refuse afin de ne pas accréditer leur démarche, par amour pour son mari. Elle s’inquiète néanmoins. Les assertions sont si précises qu’elles jettent le trouble dans son esprit. Et si c’était vrai ? Solistes de renom, elle et son mari ne s’accordent pas sur la manière de faire. Le père prend le parti d’ignorer l’événement, elle, offusquée, décide de couper toute relation avec ses parents. Sachant que j’ai déjà eu à traiter des affaires du même type, elle me demande conseil.

Les observations du comportement

J’interroge la maman pour savoir si Sybil a développé une maladie quelconque après les événements supposés. A priori, il n’y a rien de particulier mais il lui est difficile de situer exactement dans le temps les faits décrits par la petite fille. Sybil débute néanmoins un eczéma après avoir été questionnée par la police, venue la chercher en uniforme à l’école, et subi le même jour une visite médicale. Sybil se révolte que ses parents ne veuillent plus la confier aux grands-parents. Son sommeil se détériore. Je demande à voir ses dessins. Je suis attirée d’emblée par un signe : l’énorme trait noir sur la bouche de l’enfant. Que signifie-t-il ? Son corps est assez bien représenté, elle occupe tout l’espace et ne semble pas avoir de problème corporel particulier. Je remarque sur le premier dessin, par rapport à ceux de cet âge-là, une chevelure particulièrement abondante et soulignée par de grands traits ornementés par des ronds de toutes les couleurs. Sur le deuxième, elle joue avec son corps comme avec un sapin de Noël recouvert de boules (nous sommes en période de fête), ce qui signifie qu’elle en a une bonne approche. Elle est très à l’aise et apparemment très extravertie. Elle occupe largement son territoire mais met un interdit sur la parole. Or, l’interdit sur la parole arrive justement après ses paroles. Dans ce genre de circonstances, un avis ne peut être donné à la légère et je confie à la mère :

Avis à travers les dessins et les humeurs

- Mon sentiment à travers les dessins de votre fille se précise, j’aimerais tout de même vous poser quelques questions. Votre fille parle de «zézette». A-t-elle déjà eu l’occasion de voir un sexe masculin ou celui de son père et employez-vous ce terme devant elle ?

- Nous employons ce terme aussi bien pour le sexe masculin que féminin. Elle a eu l’occasion de voir mon mari tout nu en sortant de la salle de bain, comme moi. Nous ne nous exposons pas mais nous ne nous cachons pas non plus, alors que chez mes parents, le corps était tout à fait prohibé, caché. Ils s’enferment et ont une culpabilité extrêmement importante à ce sujet.

- Après ces «événements», votre fille a adopté quelle humeur ?

- Elle était très gaie, très joyeuse, sauf qu’elle s’arrêtait brutalement au milieu de ses discours pour dire « ah, je ne dois plus parler. »

- Avez-vous une relation harmonieuse avec votre mari, le croyez-vous capable de faire une chose pareille ?

- Absolument pas, je suis sûre qu’il n’a jamais rien fait de tel. C’est vrai que toute cette histoire jette le doute dans mon esprit mais, au fond de moi, je suis sûre qu’il ne s’est rien passé.

Tentatives d’explication

Néanmoins, je ne comprends pas pourquoi la gamine est allée dire des choses pareilles sans raison, ni pourquoi mes parents me font une telle guerre. Cela m’a rappelé qu’étant petite, adolescente, ils m’ont fait une histoire considérable où ma mère me poursuivait et me disait toujours : “Qu’as-tu fait avec ton père, qu’as-tu fait avec ton père ?” II paraîtrait que j’aurais raconté à une amie, à l’âge de dix-sept ans, sur une cassette, tout ce que j’avais fait avec mon père, ce dont je ne me souviens pas et cette cassette, je demande encore à l’entendre !

- Au travers de ce que vous me décrivez et des dessins de votre fille, je pense qu’il ne s’est rien passé avec votre mari. J’en ai pour preuve l’équilibre de ses dessins, l’autonomie et le bien-être qui s’en dégagent. 11 n’y a pas de zone d’ombre ou de négativité. Hormis… ce trait répété sur plusieurs dessins comme un bandeau sur la bouche. Elle s’interdit de parler parce qu’elle s’en veut, à mon avis, d’avoir parlé. Je le relie aux cheveux très abondants. Les cheveux ce sont les idées, ce sont si on peut dire les “je veux”, les volontés. Je pense que votre fille, qui est un personnage extraverti, a voulu occuper encore un peu plus, chez les grands-parents, le terrain, sachant quel était leur point sensible, c’est-à-dire une tendance manifeste à la culpabilisation, à la culpabilité, une éducation judéo-chrétienne sectaire qui leur fait voir rouge dès qu’on parle de sexe sous quelque forme que ce soit. Intelligente, instinctive, elle a capté tout cela et elle en a usé et, je dirais, abusé simplement pour se faire remarquer. N’a-t-elle pas dans la vie courante une propension à se mettre en évidence ?

Etablissement des faits

- Ah tout à fait ! Avec ses amies, elle joue la princesse et, lorsque je fais un concert et que je m’avance sur scène pour saluer, si elle est là, elle veut absolument venir avec moi et être applaudie. Tout juste si elle ne me volerait pas la vedette. D’ailleurs, c’est ce qu’elle essaie de faire. Bon, cela m’amuse parce qu’elle est petite, mais cela me gêne car elle occupe le devant de la scène et tend à occulter autrui.

- Donc, elle a voulu l’occuper par son imagination fertile. Reste à savoir comment elle a entendu parler de ce genre d’histoires ? A l’école peut-être ont-ils évoqué des problèmes relatifs à la pédophilie dans les mois qui ont précédé et que c’est resté en mémoire. Je vous conseille une seule chose pour vous tranquilliser, sachant qu’il n’y a rien – du moins, c’est mon ressenti

- C’est de lui faire faire un examen afin de prouver l’innocence de votre mari à vos parents. Autant je déconseille la procédure quand l’enfant est déjà sensibilisé, est déjà atteint réellement dans son intégrité parce que c’est dans ce cas un traumatisme supplémentaire, autant ici ce sera une petite leçon afin qu’elle sache qu’on ne peut pas dire impunément n’importe quoi sans créer des problèmes graves au sein de la famille. Ses propos auraient pu détruire le couple après avoir séparé deux générations. Renouer avec vos parents prendra du temps. Vous pourriez leur écrire le résultat de l’analyse en les assurant de toute la confiance que vous avez en votre mari.

La lettre des grands-parents

Quelques semaines plus tard la petite fille reçoit un courrier de ses grands-parents avant que l’analyse n’ait eu lieu.

«Ma petite princesse, J’espère que tu auras la paix dans l’esprit et dans ton corps, c’est tout ce que je te souhaite pour ton anniversaire de tes quatre ans. Tu étais le soleil de ma vie et pour décrocher la lune et te l’offrir j’aurais donné n’importe quel prix. Or, ta révélation – malgré ton jeune âge – nous laisse un goût d’impuissance, de haine et de dégoût et un doute horrible qui durera le restant de mes jours. Tu nous as dit à plusieurs reprises que ton papa te faisait toujours des piqûres dans la zézette, qu’il te faisait très mal et que tu saignais beaucoup, qu’il était très méchant. Et lorsqu’en pleurant, tu le disais à ta maman, la réponse était toujours la même : Ce n’est pas grave. Ton papa, sans jamais essayer d’expliquer ou de se disculper, a préféré prendre la fuite comme un lâche, a coupé tous contacts avec nous pour qu’on ne puisse plus jamais te voir. Ta maman, à l’âge de l’adolescence, avait aussi fabulé des énormités monstrueuses du même genre mais en plus, elle les a enregistrées, se faisant interviewer par une camarade. Elle a gâché vingt années de bonheur entre moi et ta grand-mère. Les disputes n’ont jamais plus fini et le bonheur n’est plus revenu dans notre mariage. Lorsque tu seras grande, tu pourras prendre connaissance de cette cassette. Ta maman est donc une grande fabulatrice alors, toi ma petite princesse, est-il possible que tu sois aussi fabulatrice que ta maman ? Cela me laisse un doute terrible, mais de deux choses ou ton père est le plus pourri des pédophiles ou alors tu es bien comme ta maman mais en beaucoup plus précoce. Par manque de preuve, visite médicale chez un spécialiste à laquelle ta mère s’est opposée farouchement, je ne peux rien faire pour toi. Chère petite princesse, j’expédie cette lettre à ta mère avec accusé de réception, je suis sûre qu’elle ne te lira jamais le contenu mais laisse le temps au temps et tu as ma parole que tu en prendras connaissance en temps utile.»

Histoire judiciaire

Le courrier, que la maman me montra quelques semaines plus tard, me confirma dans l’idée que la petite avait fabulé toute cette histoire. La mère se rangea à mon avis et accepta de faire l’expertise médicale de la petite qui se révéla effectivement négative. Je me rappelle, à cet égard, l’histoire d’un ami commandant en chef de police judiciaire – qui avait reçu la plainte d’une adolescente de dix-huit ans, envers ses parents qu’elle accusait de monstruosités. Cet homme, psychologue, efficace dans ses enquêtes, ne pouvait classer l’affaire bien que le milieu en fasse subtilement la pression. Pour en avoir le coeur net, il effectua des recherches où il s’avéra que les parents avaient des pratiques tout à fait douteuses, mais sans pour autant apporter le moindre élément sur des sévices envers leur fille. En désespoir de cause, il avait ordonné une perquisition alors que tout le monde s’y opposait. Il s’agissait d’enquêter dans le milieu politique et il fallut en appeler au ministre pour avoir carte blanche. La jeune fille lui avait assuré qu’il retrouverait toutes les preuves dans une cheminée de la maison. Or, première déconvenue, ils eurent beau fouiller la maison, pas de cheminée. La gamine, prise à son propre piège et mise le dos au mur, dut avouer qu’effectivement il n’y avait jamais eu de sévices de la part de ses parents, même s’ils avaient des moeurs très particulières mais qui étaient de leur seule responsabilité. La prudence est mère de sûreté, comme dit le dicton, et, que ce soit dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas toujours aisé de démêler l’écheveau de la vérité. Une seule certitude : le doute doit toujours bénéficier à l’accusé. Le pire crime est de condamner un innocent. La présomption d’innocence doit toujours prévaloir. L’enfant est sacré. Sa parole ne l’est pas.

Christine HERZOG

Article paru dans Vous et votre témoignage santé n° 12, août 2004

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