Le songe de Jacob

La Bible est le livre de la vie humaine, trop humaine, en quête de l’éternel, de l’éternité, d’un état de sérénité à partir de ce permanent état de dualité dans laquelle elle se débat…

Loin des images d’Epinal des catéchismes d’antan, elle nous plonge dans les abysses des turpitudes humaines autant qu’elle exalte la grandeur d’âme, l’intelligence de cœur d’hommes et de femmes hors du  commun. Livre sacré ? Livre dit sacré serait plus juste. Qui pourrait le décréter sacré pour prôner le meurtre en série comme dans le livre de Josué, l’adultère de David et Bethsabée dans celui de Samuel, le vol à la fin des Actes des Apôtres ? Abraham s’initie au proxénétisme et prostitue à deux reprises sa femme Sarah ; Léa achète à Rachel le droit de coucher avec son mari en échange de mandragores hallucinogènes. Le lévite d’Ephraïm  découpe en douze morceaux sa concubine dont les vauriens du coin ont abusé. Le roi David fait tuer le mari gênant  de sa bien-aimée… Il faut vraiment être assuré de sa divinité pour se permettre une telle transparence. Les livres sacrés, dits sacrés, peuvent choquer nos façons de penser et leurs principaux détracteurs ne manquent pas d’arguments pour démontrer leur nature contradictoire, voire perverse. Ils n’ont pas tort. Mais, les plus  grands philosophes, juifs, chrétiens, coraniques, estiment depuis toujours que la notion de l’homme dépasse toutes les notions religieuses et les sages, dans une belle unanimité, et placent l’homme au centre du monde.

Selon la tradition juive, un songe non interprété est comme une lettre non décachetée, mais la symbolique des rêves qui jalonnent la Bible nous laisse un arrière-goût d’hermétisme. Un des premiers songes, si ce n’est le premier, est celui de Jacob. Ravivons la toile de fond, plutôt amusante, sur laquelle il se détache. Un soir, Jacob prépare la soupe. Son frère Esaü revient de la campagne et lui demande de cette soupe. Jacob : « Vends-moi d’abord ton droit d’aînesse. » Esaü : « Si je meurs, à quoi me servira ce droit ? » Jacob : « Jure d’abord. » Esaü jure et vend son droit d’aînesse à Jacob contre du potage de lentilles…

Jacob a exploité la fatigue et la naïveté de son aîné, il ne semble trouver sa place qu’en “roulant” les autres : les débuts de l’élu ne sont pas reluisants ! Récidiviste impénitent, il usurpe la bénédiction de son père sur son lit de mort par un subterfuge lui laissant croire qu’il est son frère. Mais, devant la colère de ce dernier, Jacob doit fuir. Il se dirige vers la Mésopotamie de ses ancêtres où il a encore de la famille. Le songe survient à ce moment-là.

« Une échelle était dressée de la terre au ciel et des anges de Dieu y montaient et en descendaient. Et voilà que Yahvé se tenait devant lui et lui disait : « Je suis Yahvé, le Dieu d’Abraham ton ancêtre, et le Dieu d’Isaac. Je te donne à toi et à ta descendance la terre sur laquelle tu es couché. Tes descendants deviendront nombreux comme la poussière du sol. Ta famille débordera à l’ouest et à l’est, au sud et au nord, et tous les clans de la terre se réclameront de toi pour être bénis. Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras et je te ramènerai dans ce pays, car je ne t’abandonnerai pas aussi longtemps que je n’aurai pas fait ce que je t’ai promis »…

Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi d’oreiller, la dressa comme une stèle et répandit l’huile sur son sommet. Il donna le nom de Béthel à ce lieu. Mais la ville s’appelait auparavant Luz. Jacob fait ce vœu : « Si Dieu est avec moi et me garde, s’il me donne du pain et des habits, si je reviens sain et sauf chez mon père, le Seigneur sera mon Dieu et cette pierre que j’ai dressée comme une stèle sera une maison de Dieu. Je lui donnerai fidèlement le dixième de mes biens. »

La mentalité de Jacob reste opportuniste. Et puisque chacun de nos actes nous est un jour renvoyé, il est roulé à son tour par son beau-père : arrivé chez son lointain parent Laban dont il souhaite épouser la seconde fille Rachel, Laban lui fait épouser l’aînée, Léa, avant de lui permettre de se marier à celle qu’il préfère. Devenu à son tour riche et puissant, Jacob repart vers Canaan avec sa famille et ses biens. Arrivé au torrent du Yabbok, qui marque la frontière, il rencontre un adversaire mystérieux.

Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il n’arrivait pas à l’emporter, ce personnage le frappa à la jointure de la hanche, et la hanche de Jacob se remit pendant le combat. L’autre dit : « Lâche-moi, car l’aurore se lève. » Mais Jacob lui demanda : « Je ne te lâcherai pas tant que tu ne m’auras pas béni. » L’autre lui demanda : « Quel est ton nom ? » « Jacob », répondit-il. L’autre reprit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et les hommes et tu l’as emporté. » Jacob lui demanda : « Je t’en prie, révèle-moi ton nom. » Mais l’autre répondit : « Pourquoi me demandes-tu mon nom ? » Et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel,  car, dit-il, « j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve » (…)

Jacob leva les yeux et vit qu’Esaü arrivait accompagné de quatre cent hommes (…) Il se prosterna sept fois par terre avant d’aborder son frère. Mais Esaü, courant à sa rencontre, le prit dans ses bras, se jeta à son cou et l’embrassa en pleurant.

Au tournant de sa vie, Jacob, qui a  toujours gagné par ruse, voit soudain sa belle construction s’effondrer. L’étrange combat, qu’il tente de gagner en s’emparant du nom de son adversaire (ce qui était considéré comme une manière de le tenir à sa merci), est une lutte avec Yahvé et ce n’est que lorsqu’il consent à n’être qu’un pauvre homme qu’il sort vainqueur. Il est cependant transformé, marqué pour toujours par l’expérience (il boite). C’est un nouveau départ (son nom est changé) et il peut enfin s’entendre avec son frère. Ainsi, le peuple d’Israël est-il appelé à retrouver la fraternité de tous les hommes.

Quelle est donc la symbolique de ce merveilleux songe effectué par Jacob du temps de son immense orgueil ? Les tentatives de lecture psychanalytique de la Bible ne se sont guère intéressées aux rêves, en raison peut-être des difficultés innombrables. Voici néanmoins l’une d’elles, rapportée dans le supplément au Dictionnaire de la Bible. L’épisode de Béthel apparaît comme un événement initiatique où le héros reçoit en don la révélation de ce qu’il a de plus secret en lui. Le ciel et la terre symbolisent le père et la mère, unis par l’escalier dressé dans un mouvement rythmé de montée et de descente, et l’onction de la stèle délivre rituellement le héros de son désir incestueux…

D’un autre point de vue, le songe de Jacob est sans doute marqué par le souvenir des Ziggourats, les tours des sanctuaires de Babylone dont les escaliers étaient censés conduire au ciel.

« Nous sommes enclins à considérer que le double mouvement des anges sur l’échelle est celui de la pensée humaine et de ses rapports avec le divin, pensée qui balaie l’espace intermédiaire et angélique qui les sépare, par la voie du rêve ou de la vision : c’est le mode de transmission de la connaissance du divin. » Albert Soued

L’alliance établie entre Yahvé et Abraham se poursuit : Jacob hérite de la promesse. Mais la symbolique du songe de Jacob, c’est la rêverie,  il voulait changer une manière de penser en une nouvelle façon d’être. Jacob était tout puissant mais sentait ses fragilités. Un dicton actuel, en vogue chez les intermittents du spectacle, l’exprime ainsi : « Respecte ceux que tu dépasses dans ton ascension car tu les croiseras un jour lors de ta descente. » Et c’est tout aussi vrai pour nous tous, intermittents de la vie.

Mais, prendre soin du plus faible était une idée révolutionnaire : à certaines époques, il était d’usage d’étriper un sujet malade. On pouvait aussi le précipiter du haut d’une roche ou lui asséner la « clef des songes », hachette propre à fendre le crâne  qui assurait des songes éternels en prodiguant l’illumination immédiate ! Jacob était un philosophe, un humaniste, dont le message consistait à dire : « Respectons les plus fragiles, ils font partie intégrante de nous. La richesse du cœur fait de nous des hommes. Respectons chacun. Donnons-leur les moyens d’être et de subsister. » Il remettait ainsi en lumière certains principes de l’éducation égyptienne.

Des millénaires plus tard, avons-nous beaucoup évolué ? N’avons-nous pas échappé de peu au lebensborne (fontaines de vie) nazies dont le but était de créer une “super race” ? Plus récemment, une banque de sperme provenant d’hommes “supérieurs”, voire de prix Nobel, a fait la fortune d’individus mercantiles et de femmes soucieuses de s’assurer artificiellement une belle et bonne progéniture… Ce souci de conserver les meilleurs gènes – qu’on brevette avec soin, histoire d’hypothéquer le vivant à des fins qu’on n’ose imaginer – ne sont-ils pas les formes subtiles et innovantes d’un eugénisme masqué sous les meilleures raisons du monde, avec estampille scientifique ? Un savant se vend bien ! Jacob est celui qui engendre et a réussi. Celui qui a affronté Yahvé et a perdu. Jacob, vaincu, engendre Job. En apparence, distinct, c’est pourtant le même livre. Le livre de Job conte les différentes époques et les différentes sagesses répertoriées sous le nom d’un seul homme. La tradition orale, écrite, réécrite, y est assemblée avec toutes ses nuances. Précurseur d’un monde de respect, Jacob, bien avant Yesous, annonçait la force de l’Amour pour terrasser les instincts et faire naître une humanité où l’entraide serait reine.

Christine HERZOG

Article paru dans Science et Conscience N°6

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