L’origine d’un vertige labyrinthique de Ménière

Gontrand a subi durant la dernière guerre un grave traumatisme auditif. Il se trouvait à l’intérieur d’un char lorsqu’un obus a explosé. II doit sa survie à l’épaisseur protectrice du blindé.

Ce handicap a motivé bien des consultations spécialisées d’audiologie.

II est aisé de remarquer son anxiété. Je l’entendais s’agiter et tousser dans la salle d’attente avant l’entretien. L’entrevue débute par un exposé minutieux et circonstancié concernant ses oreilles. Noyée par un luxe de détails organiques, je me concentre sur les points clés. Un des moments marquants du récit semble être un vertige de Ménière d’apparition brutale.

– Ce vertige est survenu à quelle époque ?

– En 1987.

– A-t-il été précédé par un événement affectif ou émotionnel marquant, “par hasard” ?

– Ah, je vous vois venir. Vous voulez me faire dire quelque chose. Non, pas du tout, j’ai eu ce vertige, un point c’est tout. Les acouphènes ont terriblement augmenté puis cela est arrivé.

– Cherchez bien, il me semble qu’un fait a dû se produire dans votre vie, motivant ce vertige.

– Ma femme serait heureuse de vous entendre. Elle n’a jamais cessé de me dire que ce vertige a été causé par le concours de L’Express.

– Pourquoi votre femme attribue-t-elle le vertige de Ménière au concours de L’Express ?

– Je n’ai jamais accordé la moindre confiance à son interprétation. Je lui ai répété comme tous les spécialistes consultés: « Ce sont des fadaises! » Je ne vois justement pas en quoi un concours aurait pu provoquer cela ! Mais il est certain que lorsque j’ai eu posté ma lettre pour le concours, moins d’une demi-heure après, j’ai eu le vertige. Elle ne pouvait pas ne pas effectuer le lien avec ce détail et, d’ailleurs, elle ne s’en est pas privée.

– Parlez-moi un peu de ce concours.

– J’étais au chômage déjà depuis quelque temps et, pour un homme ayant atteint la cinquantaine, c’est une chose très difficile à vivre: se trouver relégué d’un seul coup alors qu’on est peut-être plus capable que d’autres ! Aussi je me suis jeté comme un fou sur ce concours. Je suis un homme déterminé et, lorsque j’entame quelque chose, je vais jusqu’au bout.

Gontrand possède une intelligence supérieure, s’épanouissant uniquement en cultivant dans le domaine de la pensée, même à l’excès. Il se retrouvait à un âge où l’homme a une pleine conscience de sa force intellectuelle. Être subitement mis au rebut de la société donne des idées noires, c’est une terrible épreuve.

– Le concours m’a permis de déployer tous mes moyens, de sorte que je me suis retrouvé parmi les finalistes. Il restait une épreuve finale. C’est après avoir déposé le dernier pli concernant le concours dans la boîte aux lettres de la poste que le vertige m’a pris à mon retour à la maison. Ma femme m’a dit alors que depuis quelques mois je vivais uniquement pour le concours, me coupant du monde, engagé dans un tourbillon infernal, tel que j’en avais été déboussolé au point d’avoir le vertige.

– Votre femme sent bien les choses, mais elle n’a pas vu le fond du problème.

– D’accord, mais enfin ce peut être un hasard. Vous savez, je suis très rationnel. II faut me démontrer les choses par A plus B si on veut me convaincre.

– Voulez-vous que nous formulions une hypothèse ? Observez ce signe : l’homme est un curseur qui se place entre ciel et terre. Là-haut se trouvent ceux qui sont dans les nuages, les utopiques, les personnes un peu trop mentales. En bas, se trouvent ceux qui sont bien accrochés au plancher des vaches. Ils sont plutôt “terre à terre”. Me suivez-vous pour l’instant ?

– Oui, mais là, je ne vois pas bien où vous voulez en venir.

– C’est sans importance. Essayez de me dire ce que représente pour vous un vertige.

– Je vais être très “terre à terre”. Vous savez, dans un vertige, vous perdez tout contrôle, la terre se met à tourner. Il faut alors s’allonger. Vous ne pouvez pas garder la position verticale.

L’explication se poursuit en exprimant son ressenti à l’aide de faits acoustiques d’origine physiologique.

– Me permettez-vous de vous interrompre un instant ? Le vertige vous oblige à demeurer alité, c’est-à-dire dans une position horizontale. C’est un retour à la terre. Reprenons maintenant mon hypothèse.

Vous êtes un homme intelligent, possédant un potentiel intellectuel important. Ce concours vous offre une occasion de le manifester et vous devenez un des rares finalistes. Le jeu touche à sa fin. La dernière épreuve arrive, dont vous envoyez le compte rendu au journal. A peine la lettre est-elle postée que vous vous dites : « Et pourquoi ne serais-je pas le gagnant ? » Vous avez bien réussi jusque-là!

Vous savez que vous en avez les capacités. Mais voilà, être le vainqueur signifie qu’au lieu d’être à terre comme l’est un homme mis injustement au chômage, vous allez vous retrouver en pleine lumière, dans une position haute, au-dessus du curseur.

Tout allait alors s’inverser! Les projecteurs seraient braqués sur vous. Lorsqu’en l’espace d’une demi-heure vous en avez pris conscience, vous avez eu brusquement peur. C’est là où vous avez été pris d’un vertige, anticipant devant une situation nouvelle de succès. Il n’est rien de plus difficile que d’affronter le positif lorsque l’on est habitué à l’inverse, car la négativité rassure, sécurise.

Vous vous êtes senti incapable d’assumer cette mise en lumière, même factice, et avez inconsciemment fait en sorte de vous mettre vous-même hors course. Du moins est-ce une farce de votre inconscient, d’une autre partie de vous-même que vous ignorez. Vous avez peur du succès.

– Tout ce que vous dites là n’est sans doute pas faux. Mais j’aurai été bien incapable de le reconnaître auparavant.

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