La canicule
Par Arabel | Catgorie 4-Actuel
Ce texte est le travail d’un homme approchant la soixantaine, cadre supérieur. Cet ingénieur de haut niveau présentait la particularité, dérangeante pour les psychiatres, d’avoir des prémonitions, ce qui est une rare qualité, mais surtout de percevoir des entités invisibles aux yeux des observateurs. Il avait donc suivi dans l’univers psychiatrique un long chemin d’errance et de déboires noyés dans l’alcoolisme.
Réformé pour déficience mentale et mis sous curatelle, il effectue en quelques mois auprès de Christine Herzog un redressement qui oblige à revoir toutes les conceptions psychologiques antérieures et à s’interroger sur les vingt-sept années passées sur les divans des divas de la psychanalyse parisienne freudo-lacaniennes. Il a rédigé en quelques mois un livre entier pour démasquer de façon humoristique et non agressive l’imposture et surtout l’irrespect qu’il a ressentis chez certains de ses thérapeutes. Voici un extrait de ce travail.
Ceci est une période de la vie de René Heurtel, coïncidant avec une tranche de psychanalyse. Tout commença en 1975, d’une façon étrange et apparemment aberrante, par l’apparition d’un fantasme tellement absurde qu’il nécessitait le recours à un psychanalyste. En mars 1975, René s’était inscrit pour un séjour, début août, dans un village du Club Méditerranée situé près de Saint-Tropez. Au moment de partir, le 1er août 1975, il faisait extrêmement chaud à Paris. René, pour des raisons qu’il devait découvrir plus tard, exultait à cause de la chaleur, malgré le désagrément physique. Il pensait que, dans le midi de la France, il ferait encore plus chaud et se réjouissait à cette idée. Quand il arriva au village du Club, ce fut une déception. Il y faisait relativement frais, alors que les journaux annonçaient 35°C à l’ombre à Paris. Pour une raison à l’époque inexplicable, René se sentit frustré au point de faire une dépression nerveuse. C’est le caractère évidemment absurde de la chose qui l’incita à entreprendre une troisième tranche de psychanalyse.
Troisième parce qu’il en avait déjà subi deux tranches avec deux hommes, sans grand succès. Sa sœur Danie lui avait dit que l’échec partiel était dû au fait qu’il avait eu affaire à des hommes et qu’il devrait essayer avec une femme. Les deux premières psychanalyses avaient duré en tout onze ans. Pour la troisième psychanalyse, on aiguilla René vers une certaine Mme Quinet, une freudienne, avec laquelle il débuta fin 1975. Il regretta par la suite de ne pas avoir choisi une disciple de Jung, car il se produisit une synchronicité, en 1976, pour l’analyse de laquelle une jungienne aurait été plus qualifiée. Rappelons qu’une synchronicité est la rencontre de deux événements reliés entre eux, non par un rapport de cause à effet, mais par le sens qu’ils ont pour la personne qui les observe.
René avait été frustré parce qu’il avait raté la canicule de 1975 et il espérait avoir une revanche en 1976. Il répétait tout le temps à Mme Quinet, fin 1975 et début 1976 : “Pourvu qu’il y ait une canicule exceptionnelle pendant l’été 76.” Effectivement l’été arriva et il fit très chaud pendant très longtemps, avec des pointes de 36° C. Synchronicité. Par ailleurs, René avait d’autres problèmes. Il avait du mal à se concentrer sur son travail, à se sentir motivé. Dans ses relations féminines, il se heurtait à un obstacle intérieur à lui-même, à savoir un idéal féminin qui faisait problème pour deux raisons : trouver l’incarnation de cet idéal était, d’une part difficile et, d’autre part, peu souhaitable. En effet, il s’agissait d’une femme forte mettant René en état d’infériorité et d’impuissance. Il y avait un rapport de force où René était perdant. Ce fantasme était ambivalent car une partie de René le refusait et avait envie de “faire la nique” à la femme forte, de rendre le dessus. René avait eu une mère, Maria, autoritaire et féministe, cette apparence de force cachant une inconsistance intérieure. Il attendait de Mme Quinet qu’elle l’aidât à remplacer ce rapport de force par une relation de tendresse et de chaleur (d’où le désir de canicule). Il cherchait à s’humaniser en humanisant son idéal féminin. Mme Quinet ne voulut pas l’aider en ce sens-là. René devait plus tard découvrir que Mme Quinet était féministe ou plutôt “féminocrate”. Le problème numéro un était de découvrir la vraie raison de la dépression au ratage de la canicule.
Mme Quinet fit une fois un mauvais jeu de mot : “N’oubliez pas que dans canicule, il y a cul.” C’était un exemple typique des “effets yaud’poële” de Lacan. Ce calembour “lacaniculaire” fait par Mme Quinet montrait en outre le réductionnisme sexuel typique des freudiens qui ramènent tout en dessous de la ceinture. Dans leur rage de ne rien refouler de ce qui est sexuel, ils en arrivent à refouler autre chose, et peut-être leur cœur. Pour revenir à la canicule, non pas à la chose mais au mot, on peut faire différentes remarques. Canicule signifie étymologiquement “petite chienne”, parce que le 15 juillet (période des canicules), le soleil passe à proximité de la constellation du Petit Chien. Dans canicule, on peut isoler les éléments can, nic et cul. Can signifie “pouvoir” en anglais. Le fantasme de la canicule pouvait être une manifestation de la volonté de puissance. On peut signaler le verbe “canner” qui, en argot, signifie “mourir”. Nic suggérait que René voulait faire la nique à quelqu’un. La tranche d’analyse avec Mme Quinet devait plus tard apparaître à René, rétrospectivement, comme une guerre d’usure entre lui et elle. Lui, René, voulait devenir autre chose que ce que sa mère Maria avait voulu qu’il devînt. Maria voulait un homme passif cherchant une femme dominatrice. Mme Quinet tenait beaucoup à la croyance selon laquelle les femmes créent leurs enfants à partir de rien. Il était probable que, quand elle accouchait, elle se prenait pour le Bon Dieu et pensait créer de la vie ex nihilo. Mme Quinet était donc solidaire de Maria, la mère de René, et voulait donc obliger ce dernier à obéir à Maria et donc à réaliser le fantasme de femme forte.
Le rêve féministe était peut-être que tous les hommes devinssent à l’image de René. La relation entre René et Mme Quinet n’avait plus grand-chose à voir avec la psychanalyse. Il mit six ans à s’en apercevoir. Cette relation anormale devait pourtant avoir des côtés positifs. René prit conscience d’éléments qui ne venaient pas de sa mère, éléments niés par Mme Quinet et qui soulevaient le problème de la préexistence, d’une vie avant la conception, puisque ces éléments prouvaient que René n’avait pas été créé à partir de rien. D’autre part, il fut amené à remettre en question la notion d’authenticité. La personnalité pouvait souvent être un rôle de composition. Par exemple, René avait dû faire semblant d’être passif pour être accepté par sa mère. Il avait dû enkyster sa combativité et son désir de s’affirmer. C’était le prix à payer. Le refoulé était le désir de tendresse et de chaleur, d’une part, et la volonté de puissance, d’autre part. Le retour du refoulé se traduisait par le désir de faire la nique à Mme Quinet. Il est à noter qu’une personnalité équilibrée doit comporter au moins trois composantes : la sexualité bien sûr, mais également la tendresse et la volonté de puissance. Un individu équilibré cherche avec les autres des relations d’égal à égal, sans chercher à dominer ni à être dominé, la tendresse venant limiter la volonté de puissance par le respect de l’autre.
Ces six années avec Mme Quinet n’étaient pas de la psychanalyse mais revenaient à tourner autour du pot, autour du véritable problème. René était mal à l’aise et réfléchissait ; la canicule, qui est une forte chaleur, évoque quelque chose qui fait fondre la glace. René était en apparence un être froid et conformiste, n’osant pas se laisser aller à être spontané. Il était comparable à un iceberg et attendait quelque chose qui le fasse fondre. D’autre part, il avait vécu dans un état de fusion avec sa mère, fusion qu’aurait dû faire cesser son père, mais celui-ci était lâche et n’osait pas s’interposer entre le fils et la mère. Cette fusion avait sans doute un caractère télépathique. René ne pouvait échapper à cette fusion qu’en entrant en relation fusionnelle avec une autre entité, à savoir Gaïa, l’âme de la terre. On peut supposer que René a pu prévoir la canicule de 1976 par télépathie avec Gaïa.
Pour en revenir à la psychanalyse avec Mme Quinet, René attendait d’elle qu’elle l’aide à changer d’identité, à changer de “peau”, ce qu’elle ne voulait pas. Cet interdit provoqua un déplacement et le désir de changer d’identité devint un désir de changer de lieu de travail, voire de métier. René fut licencié en 1979 d’une boîte où il travaillait depuis treize ans. Il fit deux stages de formation, entra dans une entreprise en 1980, continua à souffrir de difficultés de concentration, se fit licencier pour incompétence en 1981. La psychanalyse avait duré six ans et René en avait marre. Il eut envie de sacquer Mme Quinet pour incompétence à résoudre ses problèmes, ce qu’il se proposa de faire après les vacances d’août 1981, à la première séance de la rentrée de septembre, la dernière. Pour parler de l’efficacité de la psychanalyse freudienne, de sa finalité, on va évoquer Lacan. Celui-ci était, paraît-il, contre la psychanalyse à l’américaine orientée vers l’adaptation sociale et le renforcement du moi et non pas vers la vérité du sujet. Il y a plusieurs commentaires. Le “sujet” ne vit pas que de “vérité”. Il faut aussi qu’il mange et qu’il paie son loyer. Pour cela, il faut un minimum d’adaptation professionnelle. Ensuite, qu’est-ce que la “vérité” ? La vérité d’un sujet peut être le désir de se construire un moi fort et adapté. Un sujet “authentique” mais socialement inadapté souffrira de solitude. La finalité de la psychanalyse doit être le bonheur maximal du patient, c’est-à-dire, comme le disait Freud, pouvoir aimer et pouvoir travailler. Il s’agit donc d’arriver à un compromis optimal entre “vérité” et “adaptation”. René avait lu Les illusions de la psychanalyse (Van Rillaer, Mardaga) et il avait contacté une béhavioriste pour prendre la suite de la psychanalyse. Il n’avait plus confiance en Mme Quinet. C’est pourquoi, début septembre 1981, il alla pour la dernière fois voir cette dame pour prendre congé d’elle. Il lui dit tout ce qu’il avait “sur la patate” et ce qu’il pensait de la psychanalyse freudienne. L’une des dernières phrases qu’il prononça, avec colère et amertume, fut : “Lacan, c’est un pitre !” En fait, ce n’était pas à Lacan lui-même que René en voulait (il ne le connaissait pas) mais à Mme Quinet. Il soupçonnait la psychanalyste d’être un tire-sou, faisant une affaire commerciale. Il avait calculé que, d’après le prix de la séance, son revenu mensuel de base d’une semaine de vingt heures et il avait été scandalisé du chiffre. Il avait appris que Lacan tarifait des séances de quelques minutes à un prix exorbitant, et que c’était probablement un escroc. Plus tard, il devait apprendre que plusieurs personnes en analyse avec un lacanien s’étaient suicidées. On ne pouvait pas en déduire que Lacan était un criminel, mais on pouvait supposer que son enseignement était nihiliste et créait plus de problèmes qu’il n’en résolvait. Une chose étrange, coïncidence fortuite, effet télépathique, synchronicité, devait se produire à propos de la phrase : “Lacan, c’est un pitre !”. On peut imaginer que Mme Quinet ait informé Lacan aussitôt après par téléphone, ou que Lacan ait été informé par télépathie. Comment aurait-il pris la chose ? D’après ce qu’on peut savoir de ses idées, il aurait dû en rigoler, voire prendre le mot “pitre” comme un compliment. En effet, il semblait inviter les gens à ne pas se prendre trop au sérieux et à ne pas le prendre, lui, trop au sérieux. Il avait dit : “L’homme qui se croit un roi est fou, le roi qui se croit un roi n’est pas moins fou”. Il disait aussi : “Les non-dupes errent”. Passons sur l’effet “yaud’poële” (nom du père). Cette phrase semble signifier qu’il ne faut jamais croire qu’on a tout compris. Par contre, à la télévision, en 1974, il déclarait qu’il s’adressait au “non-idiots”. Le roi s’est-il pris pour un roi ? Lacan s’est-il pris pour Lacan ? Dans un célèbre conte d’Andersen, un roi se montre en public vêtu d’un costume que seuls les non-idiots peuvent voir. C’est un enfant qui seul ose dire tout haut que, si l’on ne voit pas le costume, ce n’est pas parce qu’on n’est pas un non-idiot, mais parce qu’il n’y a rien à voir. “Le roi est nu !” “Lacan, c’est un pitre !”
Ce fut à peu près en ce jour de septembre 1981 que Lacan canna. En effet, le lendemain de cette ultime séance avec Mme Quinet, René lut à la une des journaux un gros titre : Lacan est mort.
Francis VALIER