Le labyrinthe de l’inceste

Annie a la trentaine et souhaite “travailler de nouveau sur elle”, après plusieurs années d’entretiens auprès d’un psychiatre :

« Des choses du passé reviennent, je sens que mon attitude change, je fais des cauchemars à répétition. Souvent je craque et dans ces cas-là je tape sur la personne qui vit avec moi ou sur mon chien. Je déborde, cela ne me paraît pas normal ! Je ne sais pas si j’ai bien fait de m’adresser à vous. Je suis venue, par le plus complet des hasards, je ne sais pas vraiment ce qui a pu vous distinguer des autres. On a trente-six solutions, pourquoi prendre celle-là, pourquoi vous choisir vous ? »

En même temps qu’elle s’exprimait, on pouvait percevoir un certain ressentiment. Elle donnait à sa personne une apparence massive, sombre, toute de noire vêtue, une matière abrupte et en même temps j’appréciais sa franchise. Elle  posait les questions clairement, directement voire avec violence.

Je ressentais une attitude “jusqu’au-boutiste” ; déterminée, malgré les aléas du soit. Bref, elle m’intéressait et le courant passait entre nous : elle me posera la question essentielle

“Est-ce que je vous intéresse ?

- Si vous ne m’intéressiez pas, ferais je l’effort ? 

Annie était dans une situation pécuniaire très délicate. Elle m’avait posé la question de la gratuité du premier entretien.

- Si c’est un entretien informatif, il est gratuit. Mais si un dialogue important s’instaure comme c’est généralement le cas et qu’un travail d’interprétation des rêves est effectué avec des conseils sur vous-même, il est évident que cela ne sera pas gratuit car l’implication et le travail actif ne peuvent l’être ! Si cela vous intéresse, vous pouvez toujours apporter des rêves écrits de façon très précise et en double  pour que je puisse les lire en même temps que vous et ainsi vous me verrez à l’oeuvre

- Ah bon ! Je comprends que si vous travaillez ainsi, vous vous fassiez payer. C’est tout à fait normal. Le problème est que je n’ai vraiment pas beaucoup d’argent et que je ne suis pas vraiment sûre de vouloir continuer avec vous. Et puis une psychanalyse c’est long !

-  Ici, on ne prend pas obligatoirement pour “perpète” Il est possible d’apporter une aide momentanée. Ce n’est pas une psychanalyse en bonne et due forme qui peut durer de cinq à dix ans, mais un soutien ponctuel.

Et si le problème des finances est un problème insurmontable, vous m’apporterez un gros gâteau au chocolat !

- Mais je ne fais pas de gâteau au chocolat ! C’est sérieux votre proposition ?

-  Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ?

- Je n’en ai quasiment jamais fait.

- Et bien c’est parfait ! Vous m apporterez donc un gâteau !

C’est ainsi que rendez-vous fut pris.

Mais je fus bien surprise de la voir revenir pour son rendez-vous avec une moitié de gâteau.

- Cela ne correspond pas aux tenues de notre accord ainsi je vais devoir être dans l’obligation de ne vous accorder qu’un demi entretien.

Annie d’apparence très froide, voire oursonne, se mit à rire.

- Voilà, je dois dire que je n’avais jamais fait de gâteau et j’ai voulu le goûter pour savoir si je ne vous amenais pas n’importe quoi et je l’ai trouvé tellement bon que finalement j’ai gardé la moitié !

- Le motif est bon, je l’accepte ! En attendant l’autre moitié.

- Qu’est-ce qui vous différencie des autres ?

- Eh bien, vous pourrez peut-être me le dire. Pourquoi venez-vous exactement.

- Parce que j’ai travaillé sur moi-même et pourtant je me sens toujours dans le même état d’esprit. Les cauchemars que j’ai toujours faits et que je fais encore traduisent cet état. Ce sont des thèmes de guerre, de tortue, de prison, d’enfermement. Je voudrais en sortir mais je ne sais pas comment. C’est pour cela que je viens.

- Bon ! Pouvez-vous me conter un cauchemar parmi d’autres ?

- Voilà, c’est très court : je suis dans un labyrinthe qui est une salle de bain ou plutôt au départ c’est une salle de bain qui est un labyrinthe. On me poursuit, on veut m’attaquer, m’agresser et je dois sortir de cet endroit. J’en sors, je n’en sors pas ! Toutes les pièces, chacune d’elle est un labyrinthe.

- Vous vous apercevez que c’est un labyrinthe parce que vous n’arrivez pas à en sortir !

- Oui, mais c’est comme si je faisais un gros plan de l’extérieur sur mon rêve et pour tout vous dire, je le fais depuis des années sans arrêt. Je le fais exactement depuis ma vingtième année, autrement dit depuis douze ans.

- Était-ce un lieu que vous connaissiez ou non puisque vous me dites que c’est une salle de bain ?

- Oui, c’est une image connue, précise, c’était la salle de bain de mes parents quand j’avais environ onze ou douze ans.

- Actuellement, est-ce que vous allez souvent dans une salle de bain ?

- Oui, le matin, midi et soir, après les repas.

- Le labyrinthe, avait-il une issue ?

- Le rêve s’arrête avant que je sache si j’en sors ou non. C’est la question que je me pose durant le cauchemar et c’est toute ma problématique actuelle de sortir de cette histoire !

Je lui demandais de faire un dessin représentatif de ce rêve de labyrinthe : Annie fit une succession de carrés et de rectangles plus ou moins égaux, trois au-dessus, trois en dessous et deux petits en dessous.

- Ces salles de bain sont de quelle couleur ? Qu’y-a-t-il dedans ?

- Il n’y a rien dedans, les pièces sont toutes des pièces carrées, fermées, blanches.

- Bon, vous dites que dans cette salle de bain qui est un labyrinthe : on me poursuit, on veut m’attaquer, m’agresser !

Ne vous a-t-on pas attaquée, agressée à cette époque ? Éventuellement, dans une salle de bain ?

-Effectivement, on m’a attaquée à onze, douze et treize ans quand j’étais dans une salle de bain.

-Était-ce un de vos proches ?

-Oui, c’était un de mes proches.

- Était-ce votre père ?

- Oui, c’était mon père!

- Était-ce pour vous violer ?

- Oui, c’était pour me violer !

-Actuellement avec votre ami, vous n’avez aucune relation ou alors extrêmement peu.

-C’est exact !

- Avec votre père cela a débuté à l’âge de onze ans ?

- Non, la première fois, j’avais trois ans et cela n’a jamais cessé.

- Or, vous êtes dans une salle de bain toute blanche et vous essayez à mon avis de vous blanchir de cette « mal propreté » de ce mal qui vous a été infligé, que vous subissez encore après l’avoir subi et vous n’arrivez pas à vous blanchir et vous ne sortez toujours, pas de ce labyrinthe. Vous n’arrivez pas à vous laver et à vous en dégager.

- Tout à fait ! D’ailleurs lorsque je suis rentrée autrefois, en psychanalyse, c’était pour oublier et puis je me suis rendue compte que cela ne marche pas, je n’ai rien oublié, je n’oublie pas.

- Pourtant dans le rêve, vous devez sortir on vous poursuit et ce qui est désigné sous !e terme “on” ne réussit pas à vous attaquer. Donc, cela ne correspond pas à !a réalité vécue.

- Oui et non. Un jour, j’ai entendu parler de ces histoires là. J’avais un numéro vert : “Allô, enfance maltraitée”. J’ai appelé. Avant, je ne regardais jamais les émissions concernant les enfants maltraités, je zappais systématiquement, je ne supportais pas. Puis, j’ai commencé à regarder ces émissions, à m’y intéresser et lorsque j’ai eu vingt-neuf ans, j’ai découvert à travers ces émissions qu’on pouvait faire un procès. Je me suis renseignée et j’ai découvert alors qu’après vingt-huit ans on ne pouvait plus porter plainte.  II y avait comme on dit “prescription”, comme s’il pouvait y avoir une prescription pour un problème comme celui-là ! Donc je découvrais que je pouvais porter plainte, faire un procès me “blanchir” pour apprendre justement en même temps que ce n’était plus possible. Voilà où j’en suis !

-  Votre rêve indique aussi  de multiples possibilités parce que toutes ces salles de bain sont autant de portes, de  potentialités que vous avez.  Le problème c’est vous vivrez en prison. Vous ne savez pas où vous orienter, vous n’avez aucune unité. Votre vue est complètement fragmentée par des raisonnements du type : Il existe trente-six psychanalystes et psychothérapeutes, où vais je aller ? Pourquoi l’un serait-il meilleur que l’autre ? Dans l’absolu, c’est vrai mais bon, Il y en a peut-être un qui va vous sortir et non les autres… Ce n’est pas un raisonnement qui va vous permettre de trouver lequel, mais le nez qui discrimine ! Les salles de bain représentent autant de possibilités, de solutions.  Le labyrinthe est un endroit où vous avez enfoui toutes vos potentialités. J’en sors, je n’en sors pas : il ne tient qu’à vous de les sortir, vous devez quand même avoir des possibilités particulières. Ne pouvez-vous pas m’en décrire quelques-unes ?

- Puisque vous me le demandez; c’est vrai que je peux vous raconter un phénomène curieux : de temps en temps, j’ai des transmissions de pensée sur la sensation de dangers. Je téléphone à ce moment là et c’est souvent qu’il se passe quelque chose.

Par exemple : lorsque j’avais dix-huit ans, j’étais chez moi, j’étais partie de chez mes parents et j’avais une sensation d’un danger concernant ma mère. Je l’ai donc appelée. Je n’avais aucune raison de le faire à ce moment là, il fallait que je cherche un téléphone et c’était assez compliqué. C’est alors que ma mère m’a répondu effectivement que mon père voulait la tuer.

- Il a voulu vous tuer aussi ?

- Oui, je ne compte plus les fois !

- Qu’est devenu votre père ?

- Il est mort il y a deux ans, trois ans. Je pensais qu’avec sa mort, tout serait fini. En fait rien n’est fini. C’est encore pire depuis qu’il est mort parce que je ne vois pas comment réussir à me débarrasser de cette histoire, d’autant que mon père était un homme qui paraissait aux yeux de la société comme “impeccable”.

- Était-il alcoolique ?

- Non, il n’était pas alcoolique. Il était toujours très bien mis, il présentait très bien, parlant très bien. D’ailleurs ma mère n’a jamais rien voulu entendre, n’a jamais rien voulu faire et je peux vous dire que dans ma famille quand il y a des fêtes de famille, d’anniversaire, tout le monde est invité sauf moi. Je suis la brebis galeuse de la famille parce que j’ai eu le malheur d’en parler un petit peu. Je suis maintenant rejetée complètement, exclue pour en avoir parlé !

- Tout ce que vous avez cloisonné, gardé en vous, fait violence éruptive de temps à autre. L’agressivité subie de plein fouet sans pouvoir vous en défendre n’a pas été libérée. Vous vous sentez salie par tout ce passé avec la nécessité de vous en laver. Laver c’est faire couler de l’eau, c’est faire couler le temps, c’est donc quelque chose de progressif pour vous blanchir, pourquoi pas noir sur blanc. Rien n’est plus morbide qu’une salle de bain toute blanche, c’est sans couleur. Vous puisez dans votre labyrinthe les forces pour vous blanchir en exprimant toute la difficulté de ce cheminement de poursuite et d agression car ne trouvant pas le fil  conducteur, à mon avis vous devriez réussir à sortir du labyrinthe.

- C’est vrai que j’ai déjà essayé d’écrire mon histoire, je n’ai jamais pu. Je ne peux pas le faire seulement pour moi.”

Je revis, Annie deux ans plus tard. Appartenant à une ONG humanitaire elle avait vadrouillé de pays en pays et pas n’importe lesquels : tous étaient en guerre et laissés pour compte des journaux et des informations. J’ai travaillé en Palestine, à Hébron, et j’ai vu de jeunes Israéliens élevés dans un discours parental extrême envers les Arabes et très méfiants vis-à-vis des Européens.

-J’ai trouvé ces jeunes Palestiniens plus ouverts au dialogue que leur homologues Israéliens. C’est étonnant de voir les oppresseurs avoir plus peur. Et si je comprends leur crainte due à une situation d’encerclement d’Israël par les pays arabes, cela leur donne des sentiments souvent paranoïaques.

Mais le pire n’était pas encore là, mais de Sierra Leone. Cannibales voici dix ans, à l’heure actuelle, des fous veulent encore y revenir par la méthode armée en renversant le pouvoir démocratique.

* Les intérêts miniers jouent un rôle clé dans la guerre civile. Le conflit qui ravage le pays depuis huit ans, pour le malheur de cinq millions d’habitants a toujours été alimenté par la soif de diamants des étrangers. Le gouvernement et les rebelles alléchant leurs alliés militaires potentiels en leur offrant des diamants ou des droits d’exploitation minière. L’enrichissement rendu ainsi possible a prolongé et intensifié le conflit se traduisant par 50 000 morts et des milliers de victimes amputées ou violées. *

- Les exactions que l’on retrouve là-bas sont les plus terribles que l’on puisse voir. Les enfants soldats gonflent les rangs des armées rebelles et sont sommés d’exterminer leur propre peuple. On demande aux enfants d’écrire sur un papier nez oreille doigt etc. … et puis on tire au sort et on ampute n’importe quel enfant de ce qui est écrit sur le papier. Il y a donc un énorme travail au niveau de la santé primaire à effectuer. On ne peut pas trouver de village avec des gens entiers. L’humain n’est plus humain, c’est un pays dont on entend à peine parler et peu de gens veulent y aller parce que les chances de survie y sont fragiles. Même pour des gens d’organisations humanitaires comme moi il y a beaucoup de risques.

Paradoxalement Annie pour retrouver le sens de ce long cheminement, se laver de son vécu et être en mesure de sortir d’un enfermement agressif ne pouvait que rencontrer un univers de guerres et d’atrocités afin de l’aider à reconstituer la paix en elle-même par le truchement du bien qu’elle pouvait distribuer.

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