II faut cesser de voir rouge !

Un homme tourne en rond dans ma petite salle d’attente. Depuis cinq ans, il est irrité par ses yeux devenus si rouges qu’il est souvent obligé de vivre dans le noir. Aucun spécialiste de l’oeil n’a pu déterminer la cause de cette inflammation-chronique des conjonctives, et les multiples collyres l’ont soulagé, mais momentanément. Les magnétiseurs n’ont pas fait mieux et, en désespoir de cause, il vient avec sa femme me rendre visite.

II est très fatigué et a les nerfs à fleur de peau.

Il décrit une enfance sans ennuis de santé, hormis quelques saignements de nez et un phlegmon vers l’âge de quinze ans.

— On n’avait pas intérêt à être malade chez nous, c’est tout juste si on n’appelait pas le médecin juste avant le curé !

— Oh, je sais ! dit sa femme, sa jeunesse, il ne l’a jamais digérée !

— Oui, mes parents étaient maraîchers, alors vous savez, je n’ai jamais connu les vacances. Le jardin où les enfants vont gambader pour jouer, pour moi c’était le boulot en permanence. La nuit nous allions vendre les légumes sur les marchés, et le lendemain j’étais à l’école. Inutile de dire que les résultats n’étaient pas brillants. Toute mon enfance a été une vie d’enfer. Je n’ai pu m’échapper qu’en effectuant le service militaire. Après l’armée, je n’ai plus accepté de travailler avec eux.

— En dehors de votre jeunesse, avez-vous observé, dans les jours précédant vos ennuis, un épisode ou une personne que vous ayez mal supportés ?

Votre jeunesse “vous sortait par le nez” sous forme de saignements intempestifs. Désormais, il semble que vous évacuiez les événements désagréables par les yeux !

— Après ce sera la tête, me lança-t-il en riant.

Une boutade cachant mal des signes dépressifs évidents.

— Cela a commencé juste à la fermeture des chantiers de construction navale, précise sa femme.

— J’y travaillais depuis quatorze ans. J’étais entré par la petite porte et j’avais gravi tous les barreaux de l’échelle, un à un.

— S’il y a un escalier, il faut forcément grimper par le bas.

— Voilà, mais lorsque je suis arrivé en haut, tout a sauté. Alors que j’étais parvenu à une bonne place, les chantiers ont périclité, puis fermé, et nous avons été licenciés en 1988.

— Son mal a commencé de façon imperceptible, explique sa femme. Je m’en suis aperçu quand, à Noël 1988, ma soeur m’a fait remarqué qu’il avait les yeux très rouges.

— J’ai ensuite travaillé dans une carrosserie, mais avec les produits chimiques le mal s’est encore aggravé. Les spécialistes m’ont recommandé de porter en permanence une paire de lunettes de soleil et de prendre des gouttes et des médicaments, mais pas d’amélioration, cela empirait d’année en année.

Je suis obligé maintenant de me réfugier dans une pièce noire pour calmer la douleur. Je ne vois plus rien. Je ne peux plus ouvrir les yeux.

Mais pourquoi sont-ils malades, alors que je n’ai jamais eu de problèmes de ce côté ?

— En êtes-vous vraiment sûr ? Votre vue était-elle bonne dans votre enfance ? Êtes-vous droitier ou gaucher ?

— Droitier.

Je lui fis subir un petit test pour distinguer son oeil directif. Il montra que mon consultant était aussi droitier de l’oeil.

— Pourriez-vous me prêter vos lunettes ? II me semble qu’avec elles, lorsqu’on regarde le ciel gris, il devient plus vif. Le port de ces lunettes de soleil rend votre vision plus lumineuse, agresse encore plus vos yeux et les fait encore plus rougir. Essayez de mettre un filtre correcteur violet, c’est une couleur calmante. Vos yeux sont bleus, ils ont tendance à aller vers le rouge. Le violet est le mélange du rouge et du bleu. J’espère que cela sera un état intermédiaire avant de ramener vos yeux à la vision normale sans filtre coloré. On peut faire l’essai.

— J’ai connaissance d’une anecdote qui traduit bien toute son enfance et qui se rapporte justement à l’oeil, déclara sa femme. Le jour de sa confirmation, mon mari jouait avec son frère aux soucoupes volantes avec un réveil en se l’envoyant. Manque de chance, il l’a reçu en plein oeil et a eu l’oeil au beurre noir. Quand sa mère l’a vu, elle n’a strictement rien dit à son frère et c’est mon mari qui a reçu une correction monumentale.

— Vous avez eu à subir une injustice augmentée d’une correction, alors que vous n’étiez pas entièrement responsable, lors d’une circonstance officielle et que vous alliez apparaître, avec toute la famille et les amis, dans l’église pour la confirmation, ce qui était encore plus dur à supporter. Vous aviez douze ans à l’époque, or, trente ans plus tard, vous retrouvez une situation semblable. Vous ressentez votre licenciement comme une injustice qui touche la vie professionnelle, votre insertion dans la vie sociale. La vive révolte que vous avez éprouvée à douze ans, et que vous n’aviez peut-être pas exprimée, est la même que celle que vous ressentez actuellement, où vous pouvez être licencié d’un jour à l’autre. Vous vous insurgez contre cette situation sans pouvoir y apporter remède.

— Oui, mon mari est en état de révolte permanente, il se sent attaqué pour la moindre chose.

— Voilà, vous devenez un révolutionnaire, vous voyez rouge, ce qui vous enflamme les yeux. Vous vous réfugiez donc dans l’obscurité et subissez un rejet social injuste qui vous fait voir la vie en noir.

Vous envisagez et colorez tous les événements de façon négative.

— C’est vrai, c’est tout à fait cela !

À l’acquiescement simultané du couple, j’eus l’impression d’avoir enfin trouvé la bonne clé pour ouvrir la porte du cachot.

— Voyez la vie de façon colorée, plus positive, avec moins de révolte, car celle-ci entraîne un refus encore plus important des autres et des difficultés d’emploi supplémentaires. Vous êtes un bon couple, c’est déjà une chance extraordinaire dans la vie. Si vous ne réussissez pas à calmer cette tempête affective, venez me rendre visite en ayant soigneusement noté vos cauchemars ou vos rêves.

Ils nous permettront d’extraire la négativité qui ne vous quitte pas depuis votre jeunesse et vous conduit à reproduire des scénarios vicieux qui vous enferment.

II faut ouvrir les yeux à la joie de vivre et cesser de “voir rouge”.

Article paru dans Vous et Votre Santé n°11 – 1994

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